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Les enquêtes du serpent à sornettes

Histoires extraordinaires

samedi 22 juin 2013

Les intersignes - premier chapitre

Vous Qui Passez Sans Me Voir by Jean Sablon on Grooveshark





En remontant dans ma Type E, je m'interrogeai soudain sur l'origine de ma passion pour les voitures anciennes, puis de fil en aiguille, pour les phénomènes étranges et inexpliqués qui constituent mon fond-de-commerce ; y avait-il un lien entre ces deux préoccupations ? Peut-être un coupé Hotchkiss alimenté au gazogène...
Cortal – nom hérité de mon père – ne dit rien de mes origines maternelles, qui se situent à mi-chemin entre le port de Douarnenez et la Pointe du Raz, dont la baie des Trépassés recèle en son étang, l'écho d'une cité engloutie, dit-on.
Précisément, à ce mi-chemin, se trouve la cité médiévale de Pont-Croix, talus fortifié en bordure d'estuaire, criblé de souterrains au point d'en laisser fréquemment glisser ses terrains vers la rivière, bougeant les fondations des maisons en sorte que nulle porte ni fenêtre ne ferme plus, bougeant les meubles et l'immobilier comme on bouge l'humeur et l'âme ; à ce mi-chemin tellurique se situe la Collégiale presque Cathédrale, enflée de ses ogives gothiques parasitant ses bases romanes, que fleurissait en ce mois de juin 1944 ma grand-mère.
Mon grand-père possédait un coupé Hotchkiss alimenté au gazogène. Ce dernier servait son emploi d'assureur, toujours sur la route à gérer les cas d'une agriculture vampirisée par l'occupant. Mais cet après-midi, le jeune frère FFI de mon grand-père, l'avait chargé du transport de trois paras britanniques qui devaient rejoindre le point défini par leur état-major, du côté du Kreiz-Breizh, vers Carhaix et sa sémantique antique d'oppidum – le Finistère est un territoire faé où le futur antérieur s'inclut dans le passé.
Depuis presque un mois, les parachutages s'intensifiaient sur la Cornouaille bretonne. Initialement, ils avaient pour but la désinformation des services nazis, tentant de faire croire à l'imminence d'un débarquement en baie d'Audierne. Il s'est dit également qu'un commando de douze salopards, repris de justice américains et autres mafiosi, avait sauté sur le château d'Edern où une grande sauterie SS avait tourné du péché de chair à la boucherie estampillée. Mais depuis le 6, les parachutages ici servaient à alimenter les stratégies complexes des alliés, visant à la reconquête du territoire français (Brest et Lorient, arsenaux sous-marins, étant particulièrement visés). Nous étions bombardés de l'air, mais surtout de mer, ce qui fait que rien ne tînt, que les obus rasant laissèrent des champs de ruines rases comme à Brest, sans même aucune façade en témoignage qu'une ville eût pu exister en des endroits assujettis à tel enfer moderne qu'un Dante n'eût jamais pu imaginer.
Je crois me souvenir que c'est en Cleden-Cap-Sizun que mon grand-père fit monter les trois parachutistes anglais dans son Hotchkiss. Là, ils prirent la route Nord, celle qui longe la baie de Douarnenez, la côte des falaises soulevées depuis qu'un cataclysme ancestral fit basculer le socle géologique vers le sud, et tourner l'estuaire en dehors de l'étang de la Baie qu'ensonorent encore les plaintes de la ville engloutie.
En son église quasi-cathédrale et totalement mystique, ma grand-mère ressentit alors un étrange pincement. C'est elle qui m'en parla, tandis que je n'étais pas encore adolescent ; elle entretenait avec moi – qu'elle éleva comme le garçon qu'elle avait perdu – le souci de la transmission générationnelle. Or, ce qu'elle m'en dit est difficilement reproductible en mots. Je vous laisse le soin – en votre plus profond imaginaire – de percevoir son angoisse subite en ce qui lui intima de se rapprocher de l'autel. Ma grand-mère vouait à Marie de Roscudon, immaculée conception en métempsycose absolue des déesses celtiques fondamentales, un culte fondateur. Cette déesse n'avait-elle pas déjà sauvé la population de Pont-Croix du choléra ? On la célébrait encore auprès d'une fontaine, à la façon des gaulois et des britons, et de leur curieux christianisme issu de l'hérésie pélagianiste. Et c'est auprès de cette incarnation divine que ma grand-mère trouva le secours à cet intersigne qui lui était apparu : aussitôt elle alluma un cierge en priant.
Un obus est tombé sur l'Hotchkiss.
L'officier de sa Majesté, qui se trouvait à la place du mort, mourut. Les deux courageux soldats qui s'étaient assis avec leur bardas à l'arrière de l'Hotchkiss, furent emportés par le souffle puissant et dévastateur de l'explosion. Quant à mon grand-père, il sortit abasourdi de l'Hotchkiss en feu, se tenant le front en sang.
Trente ans plus tard, me racontant cet épisode, ma grand-mère m'assurait du secours de la Dame de Roscudon par son intercession, et de l’innocuité miraculeuse de l'explosion à l'égard de son mari. Elle me fit frémir à l'évocation de ce qu'elle ressentit, ce fameux intersigne qui provoque encore en moi de grands frissons à sa simple suggestion, et m'interroge absolument sur notre absolue non-maîtrise du cours des événements, du Mektoub.

Je m'interroge également sur une dernière chose : prenant le volant, je me demande à chaque fois si je ne suis pas à celui d'un coupé Hotchkiss.

jeudi 22 octobre 2009

L'impact des loups

III. Mephistopheles and Final Chorus (Text- Goethe) by Bernstein - Boston SO on Grooveshark


L'atmosphère était légère et le soleil radieux en cet après-midi sur la route qui joint la départementale 989 à la 75, quelque part entre Saint-Chely-d'Apcher et Le Malzieu-ville, précisément entre le  village fantomatique et inhabité de Saint-Pierre-le-vieux et celui de Vareilles, dans cette partie nord de la Lozère qu'on nomme « Gévaudan ».

Je roulais tranquillement, lentement, au volant de ma Jaguar type E cabriolet, une antiquité avec laquelle j'éprouve un plaisir indicible à laisser partir mon argent en fumée d'une excessive consommation contribuant au réchauffement de la planète. Je suis ainsi : mon luxe est dans la beauté dispendieuse des automobiles de rêve, dans mon obstiné refus du civiquement correct, et dans mon bonheur sincère du retour à la nature, sa compréhension et son respect, dépassant pour d'autres raisons celui de l'écologiste citadin.

Je m'emplissais donc des fragrances résineuses en transpiration de cette fin d'été, vous savez, lorsque les jours raccourcissent et qu'en ces contrées les belles matinées se font déjà glaciales, pour laisser le soleil encore vainqueur grignoter les degrés, marche par marche, et agonir dans la splendeur des seize heures, je buvais donc le Gévaudan à grandes goulées lorsque, le bitume débouchant d'une pinède épaisse, j'entendis un long cri strident ponctué de souffles de mouvements.
Aussitôt, je me rangeai sur un terre-plain, à ma droite, devisant à ma gauche de la sente forestière qui s'ouvrait dégarnie localement d'arbres. Ce fut extrêmement prompt : une enfant, toujours criant, passa courant de gauche à droite, depuis une sente transversale, une cinquantaine de mètres plus haut, poursuivie par une meute de chiens, de loups, impossible à dire... Je ne suis pas du genre à rester les deux pieds dans le même sabot ! Ne faisant ni une ni deux, je bondissais à leur poursuite. Ancien athlète, et particulièrement bien capable de retrouver lorsqu'il le faut la forme de mes vingt ans, je les rejoignis très rapidement.

Le sentier s'achevait sur une sorte de petite plate-forme en amphithéâtre, au fond de laquelle des rocs se dressaient. Les bêtes s'étaient déjà jetées sur leur proie qui s'y était réfugiée. Arrivant, je tirai d'emblée un coup de semonce du vieux browning automatique que je gardais toujours sur moi. Les animaux se bloquèrent dans leur œuvre macabre et la moitié d'entre eux se rua sur moi. J'avais neuf millimètres en plusieurs armures. J'occis d'une balle en pleine gorge le premier de ces monstres qui avait sauté en ma direction, l'esquivant spontanément comme un direct sur un ring, visai et atteins le haut de cuisse de celui qui s'afférait sur l'enfant, tuai sans semonce d'un projectile entre les deux yeux, un troisième accourant, puis un quatrième identiquement, l'animal blessé précédemment lâchant sa proie en hurlant de douleur, et liquidai un cinquième ayant voulu me faire mon compte. Les survivants, dont celui blessé, s'enfuirent. Sept ! Quatre gisaient en l'endroit, trois s'étaient enfuis , dont un mal en point.

Je me précipitai vers la petite fille. Son cœur battait, et si du sang coulait de sa gorge, son pouls était encore ferme. Immédiatement, nanti d'un téléphone cellulaire dont le réseau couvrait miraculeusement cette contrée perdue, j'appelai les pompiers – ceux-ci sont toujours les plus alertes -, précisant tel un orfèvre notre position géographique. Faisant fi des précautions d'usage, je prenais cette enfant très belle entre mon bras et mon épaule gauche – place du cœur, il va sans dire -, puis m'enquerrais de saisir la plus belle bête abattue de ma main droite, afin de la traîner par la queue jusqu'à l'orée du chemin où m'attendais la Type E, près de laquelle j'avais fixé rendez-vous aux soldats du feu.

Le temps de parcourir les trois cents mètres en tel arroi, qui me parurent si longs, leur arrivée depuis Arzenc-d'Apcher me parut bien courte. Les pompiers sont des gens que j'admire pour leur capacité sans temps mort à faire face à l'improbable. La petite était déjà emmaillotée et partante pour l'hôpital de Marvejols. L'un d'entre eux resta à mes côtés – ces gens font les choses bien -, afin probablement de puiser les informations relatives à son rapport quant à l'intervention de l'unité, afin aussi de creuser le mystère, afin sûrement de me venir en aide si besoin était.

Je lui résumai le cours des événement, lui présentant la dépouille d'une des bêtes que j'avais pu abattre. Il m'interrogea sur mon arme, mais je ne lui laissai pas prise en stipulant que j'étais un professionnel d'un genre particulier... Puis nous décidâmes de nous rendre sur les lieux où l'affrontement s'était déroulé quelques dizaines de minutes plus tôt.



Mon intuition avait été la bonne : plus rien ne subsistait des traces de l'affrontement. Tout avait été soigneusement effacé, nettoyé, jusqu'aux taches de sang de l'enfant... Aucun cadavre animal ! Pas d'empreintes de pas ni de piétinement. L'officier me regardait interrogativement. Je m'en doutais ! Je lui signifiai que cette intuition m'avait enclin à traîner l'un des cadavres. Je le sentis perplexe.
« - Les garçons vont avertir la gendarmerie de Saint-Chély et le commissariat de Marvejols...
- Je m'en doute bien, oui ! Ce n'est pas le genre d'histoire qui passe chez des pompiers sans faire de remous...
- Comme vous dites ! Je serais volontiers insistant pour que nous allions ensemble jusqu'au commissariat de Marvejols. Vous me comprenez ?
- Oui, lieutenant – c'était un lieutenant, et de mes heures marines du côté de l'équateur, j'avais gardé la connaissance des grades gravés sur l'épaule, et même celle des noms qui ne sont pas ceux de la Royale -, je le conçois sans la moindre difficulté ! »
Nous revînmes donc jusqu'à ma Type E, chargeâmes la dépouille dans un vieux plastique de mon coffre qui me servait à tout, jusqu'à ne pas me mouiller le cul lors d'absurdes pique-nique, et prîmes plein sud, la route de Marvejols.



Le jeune lieutenant, un adorable garçon par ailleurs, tint à me faire la conversation tout en s'assurant que je prenais bien la direction qui s'imposait. Je ne suis pas très causant. Mon boulot n'est pas de causer ! Il est d'observer, de fouiller, y compris et surtout la merde, et d'écrire. Je ne suis donc pas très causant et ne dus certainement pas lui proposer la meilleure des impressions. Mais vous savez, les impressions...

Environ une demi-heure plus tard, nous arrivâmes donc à Marvejols. Sur la place, s'y trouve une statue moderne en fer forgé de la bête du Gévaudan. Je m'y attendais puisque l'enfance m'en avait laissé les vestiges en mémoire. Le lieutenant me quitta à l'entrée du commissariat, prétextant qu'un de ses collègues d'ici le ramènerait à Arzenc, et me laissant pénétrer les lieux avec un véritable trophée de chasse, comme d'autres le firent immanquablement deux-cent-cinquante ans auparavant...

Là, tout le monde était déjà au courant de l'événement. J'avais la sensation de rentrer dans un sépulcre égyptien, tant le silence et l'immobilité de tous était palpable. Le long des couloirs de cette crypte, les regards me guidèrent sans faillir jusqu'à un unique bureau, comme s'il s'agissait de la chambre funéraire d'une pyramide. Sur la porte était écrit en capitales, « Commissaire Pourrat ».
La porte s'ouvrit sans incantation magique.

Le commissaire Pourrat était un homme d'ici, à peine plus âgé que moi, approchant la cinquantaine,
un homme noir, petit, trapu, brachicéphale, mais à l'intelligence évidente et à la discrétion biblique.
Il m'enjoignit à déposer la dépouille à l'entrée de son bureau, sur la gauche, près de l'armoire aux dossiers suspendus, irrémédiablement ouverte et signe de l'impermanence d'une administration policière effervescente jusque dans les recoins les plus reculés de France. Puis il me fit signe de m'asseoir.

Il commença le discours par la réplique que Javert eut pu avoir :
« - je sais déjà tout. »
Je répliquai :
« - Sauf votre respect, commissaire Pourrat, vous ne savez pas tout, et la première question qui vous brûle les lèvres, est de savoir qui je suis.
- Je crois que nous allons bien nous entendre, monsieur...
- Cortal, Franck Cortal, je suis journaliste d'investigation pour le mensuel « L'Urgent ». Peut-être m'avez-vous déjà lu ?
- Le serpent à sornettes ? Quelle histoire !
- Ouep ! Quelle histoire...
- Et que veniez-vous tritouiller par ici monsieur Cortal, pour vous retrouver encore ainsi impliqué dans une ombrageuse histoire qui rompt, soit, avec la monotonie de Marvejols, mais n'en réveille pas moins l'inconscient collectif ?
- Je prenais des vacances...
- Vous preniez des vacances, mais surtout, moi, vous me prenez pour un idiot ! Et c'est quoi ce flingue ? Pouvez-vous m'expliquer comment un civil se promène ainsi avec un Browning glissé dans la ceinture, comme Sundance Kid ?
- Commissaire... Je ne suis pas un civil quelconque, si j'ose dire. Mes activités professionnelles m'entraînent parfois sur des terrains où il est nécessaire que je puisse me protéger. Ce port d'arme est acquis tout à fait légalement, vous pouvez le vérifier.
- Soit ! Mais Cortal, cessez de me prendre pour un con ! Vous n'êtes pas ici en vacances !
- Non.
- Alors ?
- Je crois qu'il est de notre intérêt commun, commissaire, de jouer carte sur table.
- Jouez, et laissez moi juger !
- Soit... Je ne suis pas ici par hasard, le hasard guide rarement mes pas. Je sais utiliser les outils des nouvelles technologies. Je pratique une sorte de veille, notamment pour ce qui relève des sectes. Mon esprit est enclin à faire de rapides recoupements. Or, lorsque j'ai vu naître, du côté de Saint-Chély, une soi-disante secte des « disciples de l'ange de la douleur », j'ai directement percuté...
- Pouvez-vous être plus précis ?
- Commissaire, je connais votre pays depuis que je suis enfant, et je sais très bien quel en est le poids de la mythologie.
- Mais encore ?
- Mais encore, j'ai pisté cette secte : pour la plupart des adeptes, ce sont des nostalgiques de Ron Hubbard, des déçus de la scientologie, et des fascinés des romans de Dan Simmons. Ils croient en la fin du monde, une des ces nombreuses sectes apocalyptiques, et en une fin sanglante et trébuchante, avec un ange exterminateur pour ce faire. Comment appelle-t-on cela ? Le Léviathan ? L'Armageddon ? Le Gritche ? Quoiqu'il en soit, la bête qui fera son sort au genre humain. Seriez-vous à ce point surpris que je sois alors revenu traîner par ici ? Ici où plane encore l'ombre de la bête ? »
Lourd silence...
« - Vous êtes un fouille-merde, Cortal !
- Oui commissaire, mais vous, je sais que vous ne vous laisserez pas entuber comme ceux d'il y a deux-cent-cinquante ans !
- Vous avez d'autres trucs à me balancer ?
- Oui ! Vous n'êtes pas sans vous douter que je suis un investigateur professionnel, et que, sauf votre respect, quand j'enquête, je suis souvent bien plus efficace que vos services. Brèfle, le propre de ces sectes à la con, c'est qu'à la différence des loges maçonniques, ils n'ont pas le sens du secret. Ce sont des bavards imbus d'eux-mêmes ! On peut toujours remonter leurs filières par le biais du net, des blogs et des forums où ils ne peuvent s'empêcher de déverser leurs prophéties foireuses. Je suis vraiment un champion de la chose ! C'est ainsi que j'ai pu reconstituer leur arbre hiérarchique, et constater que dans les derniers mois, un zoologue ouzbek et un généticien paraguayen sont venus les rejoindre en leur épicentre situé tout près d'ici, entre Le Malzieu et Saint-Chély, un lieu-dit Ortizet.
- Cortal, vous m'impressionnez...
- Ne jouez pas les vierges effarouchées avec moi, commissaire ! Le reste, c'est mon sixième sens, je me suis retrouvé sur la route au bon moment, ces moments que je sens, pour sauver cette petite. A présent, c'est à vous de me parler !
- Bon... Soit ! Les blessures constatées de l'enfant sont bien des morsures de chien ou de loup, ce qui, avec la charogne que vous venez de m'apporter, semble vous innocenter derechef...
- Commissaire ! Le gourou des « disciples de l'ange de la douleur », ne croyez-vous pas que me fut venue l'idée de le pister ?
- …
- Il se fait appeler « Moïse Lieu »... »
Je rédigeai son nom sur un papier tel que ceux que je me plais à laisser traîner dans mes poches revolver, au cas où, puis lui glissant...
« - Putain ! Un de ces putains de violeurs d'enfants et de femmes, multi-récidiviste, comme il en reste un peu partout...
- Et intelligent de surcroît, un vrai champion ! Un fantôme de Morangiès ?
- Fermez-la Cortal ! Vous êtes ici en Gévaudan !
- Je ne le sais que trop bien...
- Ta gueule, parigot ! »
Je fermai ma gueule.
« - Ecoutez Cortal ! Je crois qu'il est mieux pour nous deux que nous collaborions. Je vous remercie de vos aveux et présume qu'ils étaient signe de dispositions qu'à mon tour j'adopte.
- C'est exact commissaire ! J'ai vite conçu qu'il ne pouvait en être autrement.
- Bon Dieu ! Mais ça va... Je sais que vous mesurez l'ampleur de tout ça... Il ne faut pas que la population soit au courant. Laissez moi quelques instants, je vais toper le juge pour la rogatoire, et ensuite je me dois à mon tour de quelques révélations. »

Il sortit. Je savais qu'on avait mis le doigt sur du « lourd ». Je ne pouvais me retenir de penser à la petite et aux questions qui m'avaient envahi à son propos : qui était-elle ? Pourquoi pareille mise en scène ? Et qui ? Et comment ?

Le commissaire revint.
« - Cortal, c'est à présent à mon tour de vous livrer des informations : la petite que vous avez sauvé se nomme Emilie Chastel.
- Chastel, bien sûr ! Ah ! Je comprends mieux... Un sacrifice hein ?
- Putain d'enfoiré, vous comprenez trop vite pour me donner le temps de vous expliquer. En tout cas, sa disparition nous a été signalée avant hier, et sans vous, outre le fait primordial que vous l'avez sauvée, cette affaire nous aurait pris des semaines voire des mois, à condition seulement que nous eussions pu la résoudre... A présent, nous allons foutre le camp avec votre saloperie de charogne en direction du parc du Gévaudan ! C'est après Saint-Léger, à trois bornes d'ici, et là nous trouverons des personnes compétentes pour nous dire ce dont il s'agit !
- Je connais, commissaire, je connais, je vous suis. »
Et ainsi que je lui proposai, nous reprîmes la type E dont je remontai la capote.



Le parc du Gévaudan, et son immense enclos de loups, est sis dans une vallée verdoyante ombrée du bois naissant où il prend ses marques. Tout y est sauvage. Le jour déclinait sérieusement lorsque nous y parvinrent. Le commissaire Pourrat avait pris soin de prévenir la directrice de notre arrivée. Elle vint immédiatement nous accueillir. C'était une belle femme, ayant laissé la jeunesse au soin des moins belles, la quarantaine à peine amorcée, une brune aux longs cheveux, longue elle-même, aux yeux des teintes semblables à ses boucles fuligineuses, une louve faite humaine.

Sortant la carcasse de ma victime du coffre, elle se fit diligente de nous emmener au local le plus proche propice à son étude. Là, elle prit son temps à observer l'animal, le caressant plus que ne le disséquant.
« - Je ne sais que vous dire, messieurs ! Je serais tentée de pouvoir vous affirmer que oui, en tant que spécialiste, que oui : c'est un loup ! Et pourtant, pourtant... Je ne sais comment vous dire... Ce n'est pas vraiment un loup. Il y a des divergences : la robe, la disharmonie morphologique, on dirait une imitation, une caricature... »

A ses mots me revint le souvenir d'un lointain reportage, de ses reportages que l'on regarde la nuit, victimes que nous sommes très souvent de l'insomnie que nous procurent les soubresauts de l'existence. Ce reportage traitait de la genèse du chien à partir du loup, non que ce dernier fut domestiqué, mais qu'il ne fut que le rejeton d'une catégorie plus apte à fréquenter l'Homme et son environnement : quelques loups moins farouches que les autres, trouvant leur or dans les déchets de la prime humanité, en abord de ses premiers villages... Des scientifiques soviétiques imaginèrent une expérience considérable : ils isolèrent une poignées de renards sauvages, et les firent se reproduire en captivité dans un contexte de sélection des plus aimables, et dans un environnement purement humain. Les résultats furent stupéfiants. En pas même trois générations, les scientifiques constatèrent non seulement une profonde modification comportementale, mais également une métamorphose morphologique de l'animal : la robe était aléatoire, et la structure du corps bouleversée ! Un pied de nez aux théories darwinistes !
Domestiquer. Domestiquer, c'est soumettre, et soumettre peut apprendre à tuer...

Je fis part à mes comparses de ces souvenirs. Leur silence fut éloquent.
La belle directrice nous fit remontrance de la plainte posée un an plus tôt, pour le kidnapping d'un de ses couples de loups...
Le commissaire Pourrat me convia à rentrer dans nos pénates, prétextant que le demain serait matinal, mais m'interrogea toutefois sur mon logis du soir. Je lui répondis que j'avais réservé une chambre au « Lion d'or », à Saint-Chély, et il ajouta qu'ayant grand faim, il lui serait plaisant que nous partageâmes notre souper. C'est ainsi que nous reprîmes la route de Saint-Chély-d'Apcher.



Nos doigts trempaient dans le beurre d'escargot des cuisses de grenouilles, que nous essuyions tant bien que mal dans les serviettes épaisses frappées du blason de l'hôtel, afin d'entrecouper nos agapes de gorgées d'un vieux Cahors, sans trop en graisser nos verres.
« - J'ai le sentiment, Cortal, que vous connaissez un peu le pays, et beaucoup de son âme...
- Un peu, commissaire. J'y ai passé des vacances durant plusieurs étés de mon enfance, et j'ai en quelque sorte été bercé par la légende omniprésente de la bête. De là à dire qu'elle est à l'origine de ma vocation pour le journalisme d'investigation sur les domaines relevant du paranormal, il n'est qu'un pas que je vous laisse franchir », ajouté-je en souriant.
« - Ce qui est particulier ici, Cortal, mais peut-être avez-vous la perspicacité pour le ressentir – oui, vous l'avez -, c'est que deux siècles et demi plus tard, le parfum de soufre de cette aventure sordide, flotte encore dans les airs du Gévaudan, et stagne au plus profond du cœur de ses habitants, pareille à une indéfinissable angoisse.
- Et elle suscite encore des théories et de terribles débats contradictoires !
- Ce qui prouve sa permanence... Je suis moi-même un gars du coin, et cette histoire, que nous ne nommons jamais légende, est pour moi qui suis flic, un cars typique de dossier non-classé.
- Vous prônez quelle version ?
- Je ne sais pas trop... J'hésite perpétuellement... Lorsqu'une hypothèse semble satisfaire mon exigence intellectuelle, un détail, un fait, vient la contrebalancer et me faire basculer dans l'autre sens.
- Résumons, commissaire ! Une soi-disant bête écume la région pendant trois ans, perpétuant des crimes horribles tenant plus du viol sadique que de l'agression animale. Bauterne sauve la face de Louix XV, conferré à l'impuissance, en abattant un gros loup. Les crimes continuent mais le pouvoir les tait. Le marquis d'Apcher est dans ses contradictions, la famille de Morangiès, dans ses intrigues, les demi-sorciers Chastel soupçonnés, quand enfin, c'est le père, Jean Chastel qui désoude le bestiau ! Les on-dit précisent : « sans qu'elle ne réagisse, comme face à son maître... » Le cadavre est réclamé à Paris par Buffon, mais parvient (comme par hasard, mal naturalisée) en état de putréfaction avancée à Versailles, où l'on enterre ses restes dans le parc, nul ne sait plus trop où... Comment faire mieux pour entretenir un mythe ?
- Soit ! Vous avez l'esprit de synthèse, monsieur Cortal...
- C'est mon job ! Mais si bête il y eut, ce dont je ne doute point, j'ai pour ma part la conviction qu'elle était instrumentée. Il n'est pas tant de savoir ce qu'était la bête, que ce qui, ou qui la dirigeait ! Le dernier loup-garou, commissaire Pourrat ?
- Le gare-loup ou loup-garou, était un homme qui, au moyen-age, se travestissait d'attributs lycanthropes afin de perpétrer des crimes sadiques sur les femmes et les enfants. L'ancêtre du serial-killer, en quelque sorte...
- Nous sommes bien d'accord ! Vous avez dans l'histoire, tous les éléments de l'enquête moderne, commissaire !
- Merci de votre aide, monsieur Cortal.
- Appelez-moi Franck !
- Moi, Henri. Franck, il faudra y aller molo avec votre article ; je crains que ce fait-divers ne provoque un traumatisme populationnel...
- Ce sont des tarés, Henri ! Mon article aura justement pour but de les remettre à leur place, et de laisser aux chroniques du Gévaudan et de sa bête, celle qui leur est juste : celle de l'histoire et de nos fantasmagories psychiques. Le problème est toujours celui du passage à l'acte !
- Vous m'avez sorti d'un sacré pétrin, Franck... Et vous avez sauvé cette petite. J'ai eu des nouvelles, elle va mieux. Il va falloir se lever aux aurores demain... »

Nous avions fini les cuisses de grenouilles, le si bon fromage d'ici et le vin de Cahors. Tandis que le commissaire Pourrat me quittait, je commandai un digestif, une verveine du Velay, une blanche, la plus forte, et une verte aussi, pour la couleur... J'eus l'autorisation de la patronne et un cendrier (on me savait le pote d'un flic...) Boire ça sans fumer ? Quelle absurdité existentielle ! Mon Dieu que j'aime le massif central ! Coffre-fort de la France, il est l'incarnation du secret ! Et comme j'aime le Gévaudan qui en est la quintessence !

Je ne dormais pas, cette nuit-là. Je revécu avec force détails, tout le parcours de la bête, entre les mois de juin 1764 et 1767... Une véritable horloge nécromancienne ! Je connais TOUT de cette histoire. Elle m'a construit. Si j'avais dormi, j'aurai rêvé de la bête. Elle reste mon Golem. Dans l'existence, on aimerait que certaines choses se réalisent. Moi ? C'eut été de me retrouver face à elle, pour savoir enfin ce qu'elle était. Je connais toutes les descriptions que les paysans du Gévaudan de l'époque en ont rendu : ce n'était pas un loup, car nul mieux qu'eux ne savait, et nul ne saura jamais mieux ce qu'est un loup.
Il n'y eut pas de sommeil, mais ô combien de rêves éveillés !



Il fait froid en septembre, lorsque le soleil cligne de l'œil par dessus les collines adoucies d'ici. Le manque de sommeil, les grommellements de la type E, alors qu'il faisait encore nuit à Saint-Chély, empêchaient mon pull irlandais de son office coconneux. J'étais parvenu à Ortizet au point du jour par l'accès du Malzieu. En coordination avec la police, la gendarmerie locale avait tissé ses rets. Par cet accès, on se retrouvait directement sur les lieux où la secte des « disciples de l'ange de la douleur » avait établi ses quartiers. Sur la droite était un grand corps de ferme en L : de front la bâtisse principale à trois étages, et perpendiculairement les étables. Sur la gauche de la route, un joli chalet en flanc de coteau, avec un étage et un sous-bassement à l'arrière. Probablement la résidence du maître de l'ordre...

Tout va très vite lorsque la machine de la république se met en route en pareilles situations. Les membres de cette pieuvre avaient beau avoir cherché à s'organiser après mon inopportune intervention de la veille, leur mécanique n'était pas aussi huilée que celle des services d'ordre !
D'une certaine façon, cela rassure même un anar comme moi ! Ou l'inquiète, c'est selon...
Tout ce joli petit monde eut tôt fait d'appréhender tout l'autre joli petit monde. Je n'étais plus acteur, mais témoin. Les preuves tombèrent comme des flocons artificiels dans une boule souvenir : la bête blessée par ma balle, les enclots de pseudo-loups dévoyés de leur genre par les manipulations génétiques de ces apprentis sorciers, le pataquès verbeux que l'on trouve toujours en ce genre d'endroit... Mon boulot était fini : la France s'auto-régulait !

Je revins tout de même auprès du commissaire Pourrat.
« - Henri, à présent je dois y aller !
- Merci Franck ! J'ai confiance en vous. Vous savez Franck, ceci n'est qu'un fait-divers, mais tenez (en me tendant une carte), nous finirons bien par trouver le fin mot. Je vous promets que, si Dieu me prête vie, je profiterai de ma retraite pour chercher. C'est le dossier le plus brûlant dont un flic puisse rêver ! En France en tout cas... Les « english », ils ont leur « Jack the ripper » ! Nous, on a la bête du Gévaudan ! »
Il me souriait. Je lui rendis le même sourire complice ; un mec bien ce commissaire Pourrat !



La jaguar préférait largement la douceur de l'heure de midi pour me reconduire, telle Jolly Jumper, à Marvejols. J'avais décidé de rester flâner, de m'imprégner de cet après-midi lozérien avant de remonter sur Paris dans la nuit. Je regardai la statue de la bête, passais un peu de temps dans les librairies, les magasins de souvenirs encore ouverts pour les vacanciers du troisième age, réfléchissais à la tournure de mon futur article, fis quelques emplettes...

Enfin, j'obliquai vers l'hôpital. A l'accueil, je demandai la chambre d'Emilie Chastel, prétextant, comme il se doit, être de la famille. Lorsque j'y parvins, ses parents, jeunes gens bien comme il faut, étaient à son chevet. En quelques mots je leur expliquai qui j'étais. J'interrompis leur confusion en remerciements par l'assertion simple d'avoir été au bon endroit au bon moment, et leur demandai le privilège d'offrir un cadeau à leur fille, qui lui laisse la mémoire furtive de moi. La jolie petite était éveillée et heureuse, soignée. Elle saisit le paquet enveloppé et, ne m'offrant que l'intermède d'une caresse à ses cheveux et sa joue soyeuse, je m'éclipsai.

Lorsqu'elle ouvrit, dans l'instant qui suivit, le paquet, elle eut un mouvement de recul qu'elle sut dominer pour ouvrir les pages du livre que je lui avais offert. Il s'agissait d'un bel ouvrage sur l'histoire objective de la bête du Gévaudan et de ses ravages. En page de garde elle lut ma dédicace :

« Chère petite Emilie,
Je me doute du recul que tu as pu avoir en déchirant le paquet cadeau, mais faire un vrai beau cadeau n'est pas toujours quelque chose de sémillant au premier abord.
Tu ne comprendras peut-être pas tous les mots que j'emploie ici tout de suite. Peu importe, tu les reliras en grandissant.
Tu as été, à ton corps défendant, victime de choses qui t'ont dépassée. Je suis heureux d'être intervenu à ce moment. Tu comprendras bien vite que nos vies contiennent des peurs issues de notre enfance, et que l'important n'est pas tant de ne pas les avoir, que de savoir les surmonter.
Ton chemin passera par cette maîtrise.
On parle de la bête qui est en l'Homme lorsqu'il devient fou, mais n'oublie jamais que la folie est le propre de l'Homme, pas de la bête.
Franck, le premier homme après ton père à t'avoir prise dans ses bras.

P.S. Sois heureuse et curieuse ! »



Le soir tardait à se coucher. Je retournai du côté d'Ortizet, entre le Malzieu et Saint-Chély. Le besoin de m'emplir une dernière fois de la magnificence mystérieuse de ces lieux. Je marchais par les vertes collines.
Vert ?
Que veut dire cet adjectif ?
Nul ne sait le vert, qui n'est venu en Gévaudan !
Je connais bien le vert fluorescent de l'Irlande. Mais ici, c'est différent : vert est une couleur qui se conjugue au pluriel. Le vert des près, le vert de loin, celui des impénétrables bois, celui des cranes chauves des plateaux...
Et tant d'autres...
Je marchais.
Je longeais l'orée d'un bois en descendant le val très incliné d'une pâture. Un bruit m'alerta. Je sentis mon sang se figer : j'avais de nouveau six ans...
Pourtant, je m'approchais, l'impact des hormones mâles, probablement...
Je m'approchais et je vis, dans les ténèbres naissantes de l'intimité des bois d'ici, la lueur fixe d'un regard que je n'oublierai jamais : une lueur opalescente, mais des yeux trop écartés, conférant presque à ce regard quelque chose d'humain, si ce n'étaient ces pupilles trop étroites pour l'obscurité naissante, et cet iris aux lueurs surréalistes couvrant toute la cornée. Nous restâmes nous fixer en silence. Puis un grand bruit de retournement s'ensuivit, sans que rien ne fut plus dit ni vu ni pensé.
Les dernières vingt-quatre heures que j'avais passées m'assuraient d'une chose : il ne s'agissait pas d'un loup. Mais ça, mon article n'en parlerait pas.

samedi 5 septembre 2009

L'histoire étrange d'une faiseuse d'anges


Auvers-sur-Oise n'est universellement connue que pour l'expression spontanée du génie de Vincent Van Gogh. De sa frénésie picturale, le monde retient en premier lieu, sa vision méthylique de l'église, distordue comme le cou d'une possédée, criant les méfaits du monde réel sur les désirs de l'artiste, les desseins d'un peuple en effervescence face au regard paisible d'un Dieu absent. N'avez-vous jamais noté la persistance opalescente de la vision de cette église par ce persifleur de couleurs ? Ce tableau n'est que l'expression d'un conflit ouvert entre le bleu du ciel et l'absinthe terrestre rongeant Vincent. Et si l'église rejoint le bleu, ce n'en est que par les reflets de son toit et de ses vitraux. Elle reste bien implantée dans la fureur du monde, sa passivité fornicatrice, et sa banalité exubérante.
De cette exubérance, les fleurs sont le symbole immuable, toujours colorées mais jamais vertes, toujours ouvertes et parfois bleues, parfois rouges comme la passion, parfois jaunes comme un rire. Déliquescentes de leurs tiges, des feuilles qui les nourrissent, elles offrent aux yeux, de petits orgasmes chromatiques, pâles simulacres des splendeurs romanes que l'intégrisme des temps maudits du christianisme avait raclé des murs, laissant la grisaille des pierres au regard de l'agnostique, et les mots des évangiles aux savants.
Auvers-sur-Oise et son église emblématique, il s’y passe s’y peu de chose depuis ce temps. Des touristes cultivés viennent constater les digressions du peintre, quelques parisiens s’y amassent le week-end, à défaut de courir en Normandie les plages à cabines et les casinos pour demi-pauvres.
Mais à Auvers comme ailleurs, des vieilles fleurissent l’église, pareilles à leurs ancêtres en quête d’indulgences, donnant leur temps pour un paradis ailleurs, puisque leur Terre leur a semblé un purgatoire. Parmi ces vieilles, il y avait une vieille fille : Christine Suffren. L’age est un miroir pervers, qui ne permet que difficilement d’affirmer d’une personne qu’elle fut belle ou laide en sa jeunesse. Mais, parfois, les gestes trahissent ce qui reste d’une sensualité refoulée, lorsqu’un ongle, encore long comme au temps des étreintes sulfureuses, tranche la tige pour mieux la mettre en pot. On y verrait presque perler une larme de sang…
Quel age avait Christine Suffren ? Celui de l’oubli, indubitablement ; celui de l’oubli et du pardon, de la miséricorde, celui de fleurir l’église et de brûler des cierges.
En 1944, elle avait vingt ans.
C’est toujours en Janvier que l’on fait les mauvais choix. Son amie était tombée enceinte d’un officier allemand, son amie Clotilde… Elle aussi, avait succombé au charme germanique. Christine avait fait l’amour avec trois hommes magnifiques. Deux étaient déjà parti pour le front de l’est, morts, certainement. Mais Christine ne portait pas leur survivance. Enfant, un homme l’avait empoisonnée, la main sur la bouche, de son dard venimeux. Il avait fallu taire l’outrage de peur de l’opprobre. Il avait fallu opérer, trancher dans le vif, amputer. Pour elle, la contraception interdite était une réalité quotidienne, un acquis à défaut d’une perte, une possibilité ouverte et permanente au vice que l’église lui avait ânonné inlassablement, mais auquel elle s’adonnait sans souci de l’enfer.
L’enfer était ailleurs.
Christine aimait Karl-Heinz. Il lisait Goethe. Il lui lisait Goethe en le lui traduisant. Un coup en allemand, un coup en français. Il faisait de même avec ce poète suisse qu’il adorait : Herman Hesse. Karl-Heinz aimait Hesse, il disait lui ressembler avec leurs petites lunettes rondes. Il les enlevait, puis elle l’embrassait sur le nez, puis sur la bouche, sous son sein battait un cœur qu’elle aurait voulu arracher pour le mettre dans son corps, tout près du sien, afin qu’ils soient au même rythme, insouciants du monde qui tournait à l’envers. Si elle avait usé de son corps dans sa liberté en toute impunité avec les autres, elle usait là de son âme pour exister enfin. Clotilde, elle, était enceinte.
Karl-Heinz lisait Goethe, Hesse, mais était un officier SS dont le pouvoir sur les autorités françaises était sans bornes.
Christine lui parla de Clotilde. Karl-Heinz l’assura de sa protection.
Alors elle fit ce que le grand architecte lui dicta : pour la première fois, les tisanes et les chutes dans les escaliers étant insuffisantes, elle s’arma d’un cintre d’acier pour tailler dans les chairs. Elle tordit l’arme sous les conseils d’une marâtre qui savait sans vouloir se mouiller ni commettre le geste. Puis, invasive, découvreuse, exploratrice, elle fit en sorte de chasser une vie qui était interdite à son ventre. Elle y parvint avec une efficacité qui conférait à la sorcellerie. Comme si elle était née pour cela.
Clotilde eut de nouveaux rapports adultérins. On disait d’elle qu’elle était fiancée à un garçon du maquis.
Christine l’avorta deux fois encore…
Nombreuses furent celles à recourir à ses dons divins.
Christine fit beaucoup, beaucoup de petits anges en six mois…
Vint la libération.
Karl-Heinz fut pendu sous ses yeux. Elle crut mourir. Qu’elle fut rasée et violée ne fut rien puisqu’elle était morte.
Sur les terres gastes repoussent toujours les plantes.
Le temps agit à l’inverse des opinions. On eut encore souvent besoin de Christine Suffren. Clotilde, elle, s’était suicidée ; les gens ne sont pas égaux devant la honte. Par contre, ils le sont devant l’ignominie du bien-penser, mais tous ne le supportent pas identiquement.
Je pense que Christine le supportait car sa vie s’arrêtait à elle.
Elle continua longtemps à œuvrer pour la liberté des femmes.
Un jour, elle était déjà vieille, une dame, Simone Weil, rendit légal l’avortement. Cette dame avait connu les camps où Karl-Heinz envoyait les juifs. Le monde est si complexe !
Christine pensa à tous ces enfants qu’elle aurait pu laisser naitre, mais pour quel malheur ? Pour quelle vie de recherche ? Pour quelles incertitudes sur eux-mêmes ?
Elle eut envie de dire simplement : « enfants des hontes de la guerre, ne cherchez pas votre passé, si vous l’aviez, il serait entre mes mains à l’état d’un placenta qu’on arrache ! »
Christine ne connut plus jamais l’amour. Marquée au fer rouge, elle fut nonne sans pouvoir le revendiquer. Elle se souvint toujours de son bel amant. Beaucoup de femmes se contenteraient de cet amour absolu quelques mois dans leur vie. Chaque jour, elle se mit à poser des cierges en l’église d’Auvers-sur-Oise, en la mémoire de son amoureux qui lui lisait la poésie d’outre-Rhin, et de celle de ces petits qu’elle aurait tant aimé avoir de lui.
Elle se mit à fleurir l’intérieur du tableau de Van Gogh, comme pour rendre à l’infini les couleurs qu’elle entr’aperçut de son bonheur.
Puis elle se mit à allumer des cierges pour chaque vie que Dieu lui avait commandé d’interrompre. Qui pourrait penser que ce qui fut accompli, le fut sans que tout ceci soit en marge de la grande architecture à laquelle quelqu’arc-boutant lui était dévolu ? Elle se mit à prier pour cela. Et les cierges en cire fondirent incontinents, comme des glaces sous l’oppression des réchauffements d’un monde en ébullition. Ils fondirent tant et tant, qu’un jour, elle brûla elle aussi, comme une chandelle, dans un effet de bougie.
C’est ainsi que je découvris l’église d’Auvers-sur-Oise.
Son cadavre gisait, entre chair et fer, entre l'hostie et les candélabres, à demi calciné, profondément, les os eux-mêmes ayant succombé à cette combustion, ne laissant que quatre membres en croix et un visage effacé par les affres du carbone évaporé, là, sous l’autel, au cœur du chœur et au bout de la nef comme un vaisseau perdu.
J’ai mené mon enquête sur Christine Suffren, à partir de mes investigations curieuses sur des cas inexpliqués. Je ne suis pas prêt, ce soir, de perdre, moi Franck Cortal, mon surnom cynique de serpent à sornettes…
J’ai mené mon enquête sur ce corps sacrifié de façon presque rituelle. Les autorités n’apprécient guère ces situations. Christine Suffren s’est éteinte en brûlant vive, en se consumant telle une bougie, sans rien affecter autour d’elle, si ce n’est noircissant vaguement le tapis rouge qui conduit tout adepte de cette religion à la transmutation des corps.
Je me suis heurté à l’ignorance feinte du peuple France, à son hypocrisie, à sa tartufferie.
Je me suis heurté au fuites des légistes et des autorités, au « qu’en dira-t-on » des villages, au silence de la tombe et des petits arrangements.
Mais mon métier est celui d’un « fouille-merde », et quand il s’agit de merde, je travaille plutôt bien ! Alors, j’ai reconstitué le parcours de cette femme que l’histoire oubliera. J’ai trouvé des articles dans les archives de la presse locale, vu des amies intimes qui s’étaient faites avortées, elles aussi, j’ai percé le tombeau comme on le fait des sépulcres égyptiens qui vous collent une malédiction sur le dos.
Christine Suffren est-elle morte d’une combustion spontanée ? C’était une grande alcoolique. Pas une alcoolique mondaine, mais une vraie junkie, à fond dans la défonce ! En témoignent les cadavres qu’elle s’évertuait à écluser, comme si de rien n’était, mais on ne trompe pas un homme d’expérience… Christine n’était pas accro aux opiacées, mais avait trouvé dans les drogues licites, le moyen d’échapper à l’oppression d’une réalité depuis trop longtemps destructrice.
Sont-ce les restes de la boisson qui mirent feu à la graisse de cette femme qui, sur son age, ne contenait plus les charmantes poignées d’amour par lesquelles on l’avait saisie ? Sont-ce les traces de son parfum de la guerre, dont elle aspergeait encore les vestiges de sa féminité, qui s'enflammèrent insidieusement sans rien toucher autour ?
Parfois, après avoir découvert ses restes carbonisés dans l’église d’Auvers-sur-Oise, il m’arrive de partager ses rêves. Je me souviens alors de Karl-Heinz, de ses yeux bleus et de ses promesses, des cintres et des baleines de parapluie qui venaient obscurcir leur ciel, et, si la « magie de nos sciences brille plus intensément qu’un millier de soleils », elle n’en explique pas la manière dont on meure parfois, brûlant de l’intérieur et de tant de souffrances contenues, spontanément, ainsi que ces cierges qui pleurent sous le regard des séraphins qu’on envoya au ciel, sans savoir qu’ils restent veiller sur nos cendres à la fin.

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