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Histoires extraordinaires

samedi 5 septembre 2009

L'histoire étrange d'une faiseuse d'anges


Auvers-sur-Oise n'est universellement connue que pour l'expression spontanée du génie de Vincent Van Gogh. De sa frénésie picturale, le monde retient en premier lieu, sa vision méthylique de l'église, distordue comme le cou d'une possédée, criant les méfaits du monde réel sur les désirs de l'artiste, les desseins d'un peuple en effervescence face au regard paisible d'un Dieu absent. N'avez-vous jamais noté la persistance opalescente de la vision de cette église par ce persifleur de couleurs ? Ce tableau n'est que l'expression d'un conflit ouvert entre le bleu du ciel et l'absinthe terrestre rongeant Vincent. Et si l'église rejoint le bleu, ce n'en est que par les reflets de son toit et de ses vitraux. Elle reste bien implantée dans la fureur du monde, sa passivité fornicatrice, et sa banalité exubérante.
De cette exubérance, les fleurs sont le symbole immuable, toujours colorées mais jamais vertes, toujours ouvertes et parfois bleues, parfois rouges comme la passion, parfois jaunes comme un rire. Déliquescentes de leurs tiges, des feuilles qui les nourrissent, elles offrent aux yeux, de petits orgasmes chromatiques, pâles simulacres des splendeurs romanes que l'intégrisme des temps maudits du christianisme avait raclé des murs, laissant la grisaille des pierres au regard de l'agnostique, et les mots des évangiles aux savants.
Auvers-sur-Oise et son église emblématique, il s’y passe s’y peu de chose depuis ce temps. Des touristes cultivés viennent constater les digressions du peintre, quelques parisiens s’y amassent le week-end, à défaut de courir en Normandie les plages à cabines et les casinos pour demi-pauvres.
Mais à Auvers comme ailleurs, des vieilles fleurissent l’église, pareilles à leurs ancêtres en quête d’indulgences, donnant leur temps pour un paradis ailleurs, puisque leur Terre leur a semblé un purgatoire. Parmi ces vieilles, il y avait une vieille fille : Christine Suffren. L’age est un miroir pervers, qui ne permet que difficilement d’affirmer d’une personne qu’elle fut belle ou laide en sa jeunesse. Mais, parfois, les gestes trahissent ce qui reste d’une sensualité refoulée, lorsqu’un ongle, encore long comme au temps des étreintes sulfureuses, tranche la tige pour mieux la mettre en pot. On y verrait presque perler une larme de sang…
Quel age avait Christine Suffren ? Celui de l’oubli, indubitablement ; celui de l’oubli et du pardon, de la miséricorde, celui de fleurir l’église et de brûler des cierges.
En 1944, elle avait vingt ans.
C’est toujours en Janvier que l’on fait les mauvais choix. Son amie était tombée enceinte d’un officier allemand, son amie Clotilde… Elle aussi, avait succombé au charme germanique. Christine avait fait l’amour avec trois hommes magnifiques. Deux étaient déjà parti pour le front de l’est, morts, certainement. Mais Christine ne portait pas leur survivance. Enfant, un homme l’avait empoisonnée, la main sur la bouche, de son dard venimeux. Il avait fallu taire l’outrage de peur de l’opprobre. Il avait fallu opérer, trancher dans le vif, amputer. Pour elle, la contraception interdite était une réalité quotidienne, un acquis à défaut d’une perte, une possibilité ouverte et permanente au vice que l’église lui avait ânonné inlassablement, mais auquel elle s’adonnait sans souci de l’enfer.
L’enfer était ailleurs.
Christine aimait Karl-Heinz. Il lisait Goethe. Il lui lisait Goethe en le lui traduisant. Un coup en allemand, un coup en français. Il faisait de même avec ce poète suisse qu’il adorait : Herman Hesse. Karl-Heinz aimait Hesse, il disait lui ressembler avec leurs petites lunettes rondes. Il les enlevait, puis elle l’embrassait sur le nez, puis sur la bouche, sous son sein battait un cœur qu’elle aurait voulu arracher pour le mettre dans son corps, tout près du sien, afin qu’ils soient au même rythme, insouciants du monde qui tournait à l’envers. Si elle avait usé de son corps dans sa liberté en toute impunité avec les autres, elle usait là de son âme pour exister enfin. Clotilde, elle, était enceinte.
Karl-Heinz lisait Goethe, Hesse, mais était un officier SS dont le pouvoir sur les autorités françaises était sans bornes.
Christine lui parla de Clotilde. Karl-Heinz l’assura de sa protection.
Alors elle fit ce que le grand architecte lui dicta : pour la première fois, les tisanes et les chutes dans les escaliers étant insuffisantes, elle s’arma d’un cintre d’acier pour tailler dans les chairs. Elle tordit l’arme sous les conseils d’une marâtre qui savait sans vouloir se mouiller ni commettre le geste. Puis, invasive, découvreuse, exploratrice, elle fit en sorte de chasser une vie qui était interdite à son ventre. Elle y parvint avec une efficacité qui conférait à la sorcellerie. Comme si elle était née pour cela.
Clotilde eut de nouveaux rapports adultérins. On disait d’elle qu’elle était fiancée à un garçon du maquis.
Christine l’avorta deux fois encore…
Nombreuses furent celles à recourir à ses dons divins.
Christine fit beaucoup, beaucoup de petits anges en six mois…
Vint la libération.
Karl-Heinz fut pendu sous ses yeux. Elle crut mourir. Qu’elle fut rasée et violée ne fut rien puisqu’elle était morte.
Sur les terres gastes repoussent toujours les plantes.
Le temps agit à l’inverse des opinions. On eut encore souvent besoin de Christine Suffren. Clotilde, elle, s’était suicidée ; les gens ne sont pas égaux devant la honte. Par contre, ils le sont devant l’ignominie du bien-penser, mais tous ne le supportent pas identiquement.
Je pense que Christine le supportait car sa vie s’arrêtait à elle.
Elle continua longtemps à œuvrer pour la liberté des femmes.
Un jour, elle était déjà vieille, une dame, Simone Weil, rendit légal l’avortement. Cette dame avait connu les camps où Karl-Heinz envoyait les juifs. Le monde est si complexe !
Christine pensa à tous ces enfants qu’elle aurait pu laisser naitre, mais pour quel malheur ? Pour quelle vie de recherche ? Pour quelles incertitudes sur eux-mêmes ?
Elle eut envie de dire simplement : « enfants des hontes de la guerre, ne cherchez pas votre passé, si vous l’aviez, il serait entre mes mains à l’état d’un placenta qu’on arrache ! »
Christine ne connut plus jamais l’amour. Marquée au fer rouge, elle fut nonne sans pouvoir le revendiquer. Elle se souvint toujours de son bel amant. Beaucoup de femmes se contenteraient de cet amour absolu quelques mois dans leur vie. Chaque jour, elle se mit à poser des cierges en l’église d’Auvers-sur-Oise, en la mémoire de son amoureux qui lui lisait la poésie d’outre-Rhin, et de celle de ces petits qu’elle aurait tant aimé avoir de lui.
Elle se mit à fleurir l’intérieur du tableau de Van Gogh, comme pour rendre à l’infini les couleurs qu’elle entr’aperçut de son bonheur.
Puis elle se mit à allumer des cierges pour chaque vie que Dieu lui avait commandé d’interrompre. Qui pourrait penser que ce qui fut accompli, le fut sans que tout ceci soit en marge de la grande architecture à laquelle quelqu’arc-boutant lui était dévolu ? Elle se mit à prier pour cela. Et les cierges en cire fondirent incontinents, comme des glaces sous l’oppression des réchauffements d’un monde en ébullition. Ils fondirent tant et tant, qu’un jour, elle brûla elle aussi, comme une chandelle, dans un effet de bougie.
C’est ainsi que je découvris l’église d’Auvers-sur-Oise.
Son cadavre gisait, entre chair et fer, entre l'hostie et les candélabres, à demi calciné, profondément, les os eux-mêmes ayant succombé à cette combustion, ne laissant que quatre membres en croix et un visage effacé par les affres du carbone évaporé, là, sous l’autel, au cœur du chœur et au bout de la nef comme un vaisseau perdu.
J’ai mené mon enquête sur Christine Suffren, à partir de mes investigations curieuses sur des cas inexpliqués. Je ne suis pas prêt, ce soir, de perdre, moi Franck Cortal, mon surnom cynique de serpent à sornettes…
J’ai mené mon enquête sur ce corps sacrifié de façon presque rituelle. Les autorités n’apprécient guère ces situations. Christine Suffren s’est éteinte en brûlant vive, en se consumant telle une bougie, sans rien affecter autour d’elle, si ce n’est noircissant vaguement le tapis rouge qui conduit tout adepte de cette religion à la transmutation des corps.
Je me suis heurté à l’ignorance feinte du peuple France, à son hypocrisie, à sa tartufferie.
Je me suis heurté au fuites des légistes et des autorités, au « qu’en dira-t-on » des villages, au silence de la tombe et des petits arrangements.
Mais mon métier est celui d’un « fouille-merde », et quand il s’agit de merde, je travaille plutôt bien ! Alors, j’ai reconstitué le parcours de cette femme que l’histoire oubliera. J’ai trouvé des articles dans les archives de la presse locale, vu des amies intimes qui s’étaient faites avortées, elles aussi, j’ai percé le tombeau comme on le fait des sépulcres égyptiens qui vous collent une malédiction sur le dos.
Christine Suffren est-elle morte d’une combustion spontanée ? C’était une grande alcoolique. Pas une alcoolique mondaine, mais une vraie junkie, à fond dans la défonce ! En témoignent les cadavres qu’elle s’évertuait à écluser, comme si de rien n’était, mais on ne trompe pas un homme d’expérience… Christine n’était pas accro aux opiacées, mais avait trouvé dans les drogues licites, le moyen d’échapper à l’oppression d’une réalité depuis trop longtemps destructrice.
Sont-ce les restes de la boisson qui mirent feu à la graisse de cette femme qui, sur son age, ne contenait plus les charmantes poignées d’amour par lesquelles on l’avait saisie ? Sont-ce les traces de son parfum de la guerre, dont elle aspergeait encore les vestiges de sa féminité, qui s'enflammèrent insidieusement sans rien toucher autour ?
Parfois, après avoir découvert ses restes carbonisés dans l’église d’Auvers-sur-Oise, il m’arrive de partager ses rêves. Je me souviens alors de Karl-Heinz, de ses yeux bleus et de ses promesses, des cintres et des baleines de parapluie qui venaient obscurcir leur ciel, et, si la « magie de nos sciences brille plus intensément qu’un millier de soleils », elle n’en explique pas la manière dont on meure parfois, brûlant de l’intérieur et de tant de souffrances contenues, spontanément, ainsi que ces cierges qui pleurent sous le regard des séraphins qu’on envoya au ciel, sans savoir qu’ils restent veiller sur nos cendres à la fin.

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Auteur cybérien post-Poétique.