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Histoires extraordinaires

samedi 22 juin 2013

Les intersignes - premier chapitre

Vous Qui Passez Sans Me Voir by Jean Sablon on Grooveshark





En remontant dans ma Type E, je m'interrogeai soudain sur l'origine de ma passion pour les voitures anciennes, puis de fil en aiguille, pour les phénomènes étranges et inexpliqués qui constituent mon fond-de-commerce ; y avait-il un lien entre ces deux préoccupations ? Peut-être un coupé Hotchkiss alimenté au gazogène...
Cortal – nom hérité de mon père – ne dit rien de mes origines maternelles, qui se situent à mi-chemin entre le port de Douarnenez et la Pointe du Raz, dont la baie des Trépassés recèle en son étang, l'écho d'une cité engloutie, dit-on.
Précisément, à ce mi-chemin, se trouve la cité médiévale de Pont-Croix, talus fortifié en bordure d'estuaire, criblé de souterrains au point d'en laisser fréquemment glisser ses terrains vers la rivière, bougeant les fondations des maisons en sorte que nulle porte ni fenêtre ne ferme plus, bougeant les meubles et l'immobilier comme on bouge l'humeur et l'âme ; à ce mi-chemin tellurique se situe la Collégiale presque Cathédrale, enflée de ses ogives gothiques parasitant ses bases romanes, que fleurissait en ce mois de juin 1944 ma grand-mère.
Mon grand-père possédait un coupé Hotchkiss alimenté au gazogène. Ce dernier servait son emploi d'assureur, toujours sur la route à gérer les cas d'une agriculture vampirisée par l'occupant. Mais cet après-midi, le jeune frère FFI de mon grand-père, l'avait chargé du transport de trois paras britanniques qui devaient rejoindre le point défini par leur état-major, du côté du Kreiz-Breizh, vers Carhaix et sa sémantique antique d'oppidum – le Finistère est un territoire faé où le futur antérieur s'inclut dans le passé.
Depuis presque un mois, les parachutages s'intensifiaient sur la Cornouaille bretonne. Initialement, ils avaient pour but la désinformation des services nazis, tentant de faire croire à l'imminence d'un débarquement en baie d'Audierne. Il s'est dit également qu'un commando de douze salopards, repris de justice américains et autres mafiosi, avait sauté sur le château d'Edern où une grande sauterie SS avait tourné du péché de chair à la boucherie estampillée. Mais depuis le 6, les parachutages ici servaient à alimenter les stratégies complexes des alliés, visant à la reconquête du territoire français (Brest et Lorient, arsenaux sous-marins, étant particulièrement visés). Nous étions bombardés de l'air, mais surtout de mer, ce qui fait que rien ne tînt, que les obus rasant laissèrent des champs de ruines rases comme à Brest, sans même aucune façade en témoignage qu'une ville eût pu exister en des endroits assujettis à tel enfer moderne qu'un Dante n'eût jamais pu imaginer.
Je crois me souvenir que c'est en Cleden-Cap-Sizun que mon grand-père fit monter les trois parachutistes anglais dans son Hotchkiss. Là, ils prirent la route Nord, celle qui longe la baie de Douarnenez, la côte des falaises soulevées depuis qu'un cataclysme ancestral fit basculer le socle géologique vers le sud, et tourner l'estuaire en dehors de l'étang de la Baie qu'ensonorent encore les plaintes de la ville engloutie.
En son église quasi-cathédrale et totalement mystique, ma grand-mère ressentit alors un étrange pincement. C'est elle qui m'en parla, tandis que je n'étais pas encore adolescent ; elle entretenait avec moi – qu'elle éleva comme le garçon qu'elle avait perdu – le souci de la transmission générationnelle. Or, ce qu'elle m'en dit est difficilement reproductible en mots. Je vous laisse le soin – en votre plus profond imaginaire – de percevoir son angoisse subite en ce qui lui intima de se rapprocher de l'autel. Ma grand-mère vouait à Marie de Roscudon, immaculée conception en métempsycose absolue des déesses celtiques fondamentales, un culte fondateur. Cette déesse n'avait-elle pas déjà sauvé la population de Pont-Croix du choléra ? On la célébrait encore auprès d'une fontaine, à la façon des gaulois et des britons, et de leur curieux christianisme issu de l'hérésie pélagianiste. Et c'est auprès de cette incarnation divine que ma grand-mère trouva le secours à cet intersigne qui lui était apparu : aussitôt elle alluma un cierge en priant.
Un obus est tombé sur l'Hotchkiss.
L'officier de sa Majesté, qui se trouvait à la place du mort, mourut. Les deux courageux soldats qui s'étaient assis avec leur bardas à l'arrière de l'Hotchkiss, furent emportés par le souffle puissant et dévastateur de l'explosion. Quant à mon grand-père, il sortit abasourdi de l'Hotchkiss en feu, se tenant le front en sang.
Trente ans plus tard, me racontant cet épisode, ma grand-mère m'assurait du secours de la Dame de Roscudon par son intercession, et de l’innocuité miraculeuse de l'explosion à l'égard de son mari. Elle me fit frémir à l'évocation de ce qu'elle ressentit, ce fameux intersigne qui provoque encore en moi de grands frissons à sa simple suggestion, et m'interroge absolument sur notre absolue non-maîtrise du cours des événements, du Mektoub.

Je m'interroge également sur une dernière chose : prenant le volant, je me demande à chaque fois si je ne suis pas à celui d'un coupé Hotchkiss.

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Auteur cybérien post-Poétique.