En remontant dans ma Type E, je
m'interrogeai soudain sur l'origine de ma passion pour les voitures
anciennes, puis de fil en aiguille, pour les phénomènes étranges
et inexpliqués qui constituent mon fond-de-commerce ; y
avait-il un lien entre ces deux préoccupations ? Peut-être un
coupé Hotchkiss alimenté au gazogène...
Cortal – nom hérité de mon père –
ne dit rien de mes origines maternelles, qui se situent à mi-chemin
entre le port de Douarnenez et la Pointe du Raz, dont la baie des
Trépassés recèle en son étang, l'écho d'une cité engloutie,
dit-on.
Précisément, à ce mi-chemin, se
trouve la cité médiévale de Pont-Croix, talus fortifié en bordure
d'estuaire, criblé de souterrains au point d'en laisser fréquemment
glisser ses terrains vers la rivière, bougeant les fondations des
maisons en sorte que nulle porte ni fenêtre ne ferme plus, bougeant
les meubles et l'immobilier comme on bouge l'humeur et l'âme ;
à ce mi-chemin tellurique se situe la Collégiale presque
Cathédrale, enflée de ses ogives gothiques parasitant ses bases
romanes, que fleurissait en ce mois de juin 1944 ma grand-mère.
Mon grand-père possédait un coupé
Hotchkiss alimenté au gazogène. Ce dernier servait son emploi
d'assureur, toujours sur la route à gérer les cas d'une agriculture
vampirisée par l'occupant. Mais cet après-midi, le jeune frère FFI
de mon grand-père, l'avait chargé du transport de trois paras
britanniques qui devaient rejoindre le point défini par leur
état-major, du côté du Kreiz-Breizh, vers Carhaix et sa sémantique
antique d'oppidum – le Finistère est un territoire faé où le
futur antérieur s'inclut dans le passé.
Depuis presque un mois, les
parachutages s'intensifiaient sur la Cornouaille bretonne.
Initialement, ils avaient pour but la désinformation des services
nazis, tentant de faire croire à l'imminence d'un débarquement en
baie d'Audierne. Il s'est dit également qu'un commando de douze
salopards, repris de justice américains et autres mafiosi, avait
sauté sur le château d'Edern où une grande sauterie SS avait
tourné du péché de chair à la boucherie estampillée. Mais depuis
le 6, les parachutages ici servaient à alimenter les stratégies
complexes des alliés, visant à la reconquête du territoire
français (Brest et Lorient, arsenaux sous-marins, étant
particulièrement visés). Nous étions bombardés de l'air, mais
surtout de mer, ce qui fait que rien ne tînt, que les obus rasant
laissèrent des champs de ruines rases comme à Brest, sans même
aucune façade en témoignage qu'une ville eût pu exister en des
endroits assujettis à tel enfer moderne qu'un Dante n'eût jamais pu
imaginer.
Je crois me souvenir que c'est en
Cleden-Cap-Sizun que mon grand-père fit monter les trois
parachutistes anglais dans son Hotchkiss. Là, ils prirent la route
Nord, celle qui longe la baie de Douarnenez, la côte des falaises
soulevées depuis qu'un cataclysme ancestral fit basculer le socle
géologique vers le sud, et tourner l'estuaire en dehors de l'étang
de la Baie qu'ensonorent encore les plaintes de la ville engloutie.
En son église quasi-cathédrale et
totalement mystique, ma grand-mère ressentit alors un étrange
pincement. C'est elle qui m'en parla, tandis que je n'étais pas
encore adolescent ; elle entretenait avec moi – qu'elle éleva
comme le garçon qu'elle avait perdu – le souci de la transmission
générationnelle. Or, ce qu'elle m'en dit est difficilement
reproductible en mots. Je vous laisse le soin – en votre plus
profond imaginaire – de percevoir son angoisse subite en ce qui lui
intima de se rapprocher de l'autel. Ma grand-mère vouait à Marie de
Roscudon, immaculée conception en métempsycose absolue des déesses
celtiques fondamentales, un culte fondateur. Cette déesse
n'avait-elle pas déjà sauvé la population de Pont-Croix du
choléra ? On la célébrait encore auprès d'une fontaine, à
la façon des gaulois et des britons, et de leur curieux
christianisme issu de l'hérésie pélagianiste. Et c'est auprès de
cette incarnation divine que ma grand-mère trouva le secours à cet
intersigne qui lui était apparu : aussitôt elle alluma un
cierge en priant.
Un obus est tombé sur l'Hotchkiss.
L'officier de sa Majesté, qui se
trouvait à la place du mort, mourut. Les deux courageux soldats
qui s'étaient assis avec leur bardas à l'arrière de l'Hotchkiss,
furent emportés par le souffle puissant et dévastateur de
l'explosion. Quant à mon grand-père, il sortit abasourdi de
l'Hotchkiss en feu, se tenant le front en sang.
Trente ans plus tard, me racontant cet
épisode, ma grand-mère m'assurait du secours de la Dame de Roscudon
par son intercession, et de l’innocuité miraculeuse de l'explosion
à l'égard de son mari. Elle me fit frémir à l'évocation de ce
qu'elle ressentit, ce fameux intersigne qui provoque encore en moi de
grands frissons à sa simple suggestion, et m'interroge absolument
sur notre absolue non-maîtrise du cours des événements, du
Mektoub.
Je m'interroge également sur une
dernière chose : prenant le volant, je me demande à chaque
fois si je ne suis pas à celui d'un coupé Hotchkiss.